Camille Cousin


la brûlure


Le corps des femmes

Chapitre 1

 

Par où commencer ?
Bon, j’ai été violée par mon frère, ça a duré cinq ans. Pour moi c’était normal, au début. Je ne sais pas, pour moi ce n’était pas un viol, je trouvais ça normal. C’est quand tu arrives à l’école, quand on te parle de la sexualité, tu te dis qu’il y a un problème. Mais j’ai rien dit. Le jour où mes règles sont arrivées, il a arrêté. Et là, ça a été les violences coups de poings. Je me suis retrouvée à l’hôpital. Le plus long séjour que j’ai fait, c’est quinze jours dans le coma. C’est surtout l’un de mes frères qui me battait. Après, il y en a eu un deuxième.

 

Vous êtes le soleil de ma vie... je me sens ridicule au possible à dire ce genre de phrases. Je préférerais presque coucher sur le papier des révélations terribles, des pensées criminelles, inconscientes et vicieuses, des fantasmes atroces et honteux, au lieu de quoi je ne vois rien à penser et à dire de plus vrai et de plus honnête que « vous êtes le soleil de ma vie ». N’est-ce pas étrange ?

 

Tout a commencé parce que je m’ennuyais. Je suis gynécologue-obstétricienne. La routine du travail de médecin finit par déshumaniser, j’en avais marre d’être un distributeur de pilules. Alors j’ai cherché une association. J’ai lu un article sur le « Bus des femmes », une révélation. C’est devenu obsessionnel, j’en parlais à tout le monde autour de moi. J’ai même envoyé une lettre au Bus, sans adresse, dans l’espoir qu’elle arrive à destination ! Le fait que ce soit des prostituées qui aient créé ce Bus me plaisait, et ce monde m’attirait, j’avais envie d’aller voir.

 

J’étais bloquée pour écrire parce que je ne voulais écrire que pour vous, dans l’envie de vous plaire et de vous séduire, pour ne pas dire des mots plus crus. Je me suis retrouvée nez à nez avec cette envie de vous exciter en un mot, et que vous vous disiez : « Elle me plaît. » 

 

J’ai commencé j’avais 20 ans. Cela fait donc à peu près quinze ans que je travaille. Je vivais avec quelqu’un dans un hôtel et quand il m’a plaquée, il a bien fallu que je me débrouille, vu que j’étais partie de chez ma mère et qu’il n’était pas question que j’y retourne. J’ai rencontré une femme qui le faisait, et je me suis dit : « Pourquoi pas moi ? » C’est comme ça que j’ai commencé. Les premiers temps ont été durs mais bon, après, c’est comme tout, on se fait une place partout.

 

L’amour que je vous porte origine tous mes désirs, les fait croître, pousser, s’épanouir, car ce que vous dites me touche, car votre esprit me plaît, car votre voix, votre visage, vos mains, votre corps enfin, c’est un fait, me troublent et me font rougir.

 

***

 

A travers le miroir de ma loge au Crazy Horse déjà (ça date !), c’est souvent à vous que s’adressaient mes fantasmes et mes interrogations, c’est souvent que j’imaginais me maquiller, me transformer sous vos yeux – rêve d’enfant, rêve de femme. Si encore j’avais su que j’étais amoureuse, cela m’aurait évité bien des égarements, mais fallait-il que mon désir fût fort pour que je ne cesse de vous fuir. Tout compte fait, je suis contente d’avoir retardé plus de deux ans, mis en attente, ce sentiment, qui a eu besoin de me travailler de l’intérieur pour voir le jour, éclore, lors de mes 24 ans. Avant c’eût été impossible puisque je n’étais pas la même, puisque je n’étais pas celle capable d’entendre le souffle de son cœur, ni l’impératif de son corps. Aujourd’hui est aujourd’hui, et voilà que se révèlent deux ans de désir de vous qui me sautent aux yeux avec une évidence limpide, si bien que je me demande quelle force de persuasion a pu à ce point m’imposer le silence à moi-même, quelle morale vaine ou quel trouble juvénile a pu être à ce point scandalisé par son propre reflet.
Ainsi je n’écrivais que pour vous, pour que vous m’aimiez, pour que vous rêviez de moi. C’est simple. Et je n’écris plus depuis huit mois parce qu’il fallait bien que je m’aperçoive de cela, ou que j’arrête à jamais de vouloir vous plaire.

 

Quand mon frère m’a mise quinze jours dans le coma, j’étais majeure, j’ai dit « stop ». Il y a des familles où tout va bien, et d’autres où ça déconne. Je ne savais plus quoi faire. Ma mère est venue me voir à l’hôpital et m’a dit : « Ecoute, la police est là, tu fais ton choix. Si tu veux porter plainte, je te suis. Mais moralement seulement, car je suis aussi la mère de ton frère. » Je la comprends, c’est dans nos racines à nous, les Marocains, on ne peut pas rayer son fils comme ça.
Ma mère m’a soutenue. J’ai porté plainte. Il est allé en prison.
Quand il est sorti, j’avais la trouille. Le jour de l’audience, il avait dit qu’il me tuerait. Je n’étais pas là, le procureur m’avait conseillé de ne pas venir. Le jour de sa sortie, donc, j’ai préféré prendre les devants. Je suis allée le voir, chez ma mère. C’est lui qui s’est mis à genoux, il m’a demandé : « Pardonne-moi. » Il avait déjà été incarcéré pour ses conneries à lui, mais là, c’est pour avoir été violent avec moi qu’il avait été condamné. Tout le monde avait dû lui faire la morale en prison. Les Maghrébins avaient dû lui expliquer combien il devait avoir honte. Cela lui a foutu le moral à zéro.
Je lui ai pardonné. Tout. Pour tout ce qu’il m’avait fait dans le passé. J’ai su pardonner parce qu’après avoir quitté cette maison je suis allée chez les bonnes sœurs. J’ai côtoyé la Bible, tout ça. Déjà je connaissais le Coran, maintenant je connaissais la Bible. La directrice, la Mère, voyait bien que quelque chose n’allait pas. Tous les jours, elle venait me faire la morale : « Il faut toujours pardonner. Je ne sais pas quel poids vous portez, mais il faut savoir pardonner. » Elle m’a rabâché ça pendant trois ans, tout le temps. Les horaires étaient stricts, mais j’avais mon boulot à l’hôpital. J’ai huit ans d’hôpitaux derrière moi, j’ai commencé à bosser à 16 ans. Je suis entrée dans le contingent hospitalier, j’ai vogué de contrat en contrat. Même quand je me prostitue le soir je bosse en tant qu’aide-soignante.
Il y a eu ces trois ans chez les bonnes sœurs, mais avant, j’avais déjà ma culture à moi. Ma mère m’a éduquée avec une certaine droiture. En plus, les bonnes sœurs. Alors, quand j’ai revu mon frère, j’ai pardonné. Il ne comprenait pas. Il pensait que je pardonnais seulement les coups. Mais moi, je pardonnais aussi le reste. Je n’arrivais pas à dire le mot de ce qu’il m’avait fait. Le mot ne veut pas venir. En face de lui je ne peux pas le dire.

 

Je n’avais pas eu le temps de m’asseoir dans ce café où nous avions rendez-vous ni d’enlever mon manteau que Latifa m’avait déjà assommée de paroles. J’avais 21 ans et décidé, sans aucune raison précise, d’interviewer des « prostituées ». Je ne connaissais absolument rien sur le sujet. Latifa est la première personne à m’avoir apporté son témoignage.

 

***

 

Lorsque vous avez voulu m’embrasser j’ai cru que le monde s’écroulait, que vous vouliez profiter de moi, que vous vous moquiez de moi, pauvre petite idiote ridicule. Et puis pourtant, dès le soir mon cœur chantait, ne pouvait s’en empêcher, et accédait malgré lui à une joie de vivre perdue depuis longtemps. Une semaine a passé et tout mon petit monde d’angoisses écroulé se répandait en cendres comme poussières au vent, ne restait que l’évidence épurée de la simplicité, du désir de vivre, du bonheur.
Une visite sur le divan suffit à me faire enterrer définitivement mes scrupules, et je me suis rendu compte que ce qui s’était effondré dans votre voiture ce soir-là, ce n’était rien d’autre que des angoisses nées d’une morale perverse, qui s’élevaient comme un long mur carcéral entre moi et moi... entre vous et moi, si vous le voulez toujours. Les murs d’angoisse s’effondrent de la même manière que les immeubles HLM qu’on dynamite, d’un bloc, puis il ne reste que poussière, le silence, et un grand soulagement. Ne serait-ce que pour cela, je suis bien contente, de pouvoir voir derrière ce mur, au-delà, la floraison de sentiments très doux, pas que doux, très forts aussi, j’ai si peur, pourquoi m’en cacher, en cet hiver 2001. J’ai trouvé une raison d’aimer le lundi et une aussi d’aimer l’hiver. Je ne peux et ne veux désormais écrire que par amour.

Camille Cousin - la brulure - le corps des femmes
© Librairie Arthème Fayard, 2005
Parution : 270 pages - 13,5 x 21,5
Prix TTC : 17 euro (111,51 FF )
Code ISBN : 2-213-62290-6
Code EAN : 9782213622903
Code Hachette : 3524907

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